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Peter Hook. Moche division
14 février 2013 à 19:06
Par SOPHIAN FANEN
Trente-deux ans après le suicide du chanteur Ian Curtis, le bassiste de Joy Division puis de New Order exploite allègrement le passé.
Certains cadavres finissent par remonter à la surface. Peter Hook semble aujourd’hui se trimballer avec, sous le bras, celui de Ian Curtis, chanteur né de Joy Division, suicidé en 1980 et devenu depuis objet d’un culte envahissant. De passage à Paris pour parler de Unknown Pleasures, son récit de la courte histoire du groupe le plus influent de Manchester, le bassiste grande gueule enchaîne les interviews comme un guide touristique rodé. A votre gauche, la corde avec laquelle Curtis s’est pendu, à votre droite, la discographie complète de New Order, le groupe formé par les trois musiciens survivants au lendemain du drame. En face, Peter Hook et son éternelle barbe de trois jours sous un nez tombant. Au-dessus, on débouche sur un regard gris très pro, totalement disponible mais absolument pas disposé à sortir de son personnage.
Ce jour-là, «Hooky» a enfilé un polo un peu trop ajusté sur ses épaules d’ancien gros et un jean slim qui lui donne l’air d’un adolescent à la retraite. Il a eu 57 ans cette semaine, déjà un grand âge quand on a joué dans deux formations majeures de la fin du XXe siècle. Depuis 1980, New Order a conquis le monde en laissant sagement Joy Division dans un tiroir de l’histoire. Puis le groupe s’est séparé, reformé, déchiré… Peter Hook et Bernard Sumner, le guitariste des deux groupes, se sont «inexorablement éloignés». Une façon polie de dire qu’ils sont fâchés à mort et actuellement en procès pour la garde des chansons. Quand Peter Hook parle de «Bernie» aujourd’hui, il mime un crachat toutes les trois phrases. «On s’est rencontrés gamins et on a été des amis très proches pendant onze années… Jusqu’à ces foutues vacances en France pendant lesquelles son égoïsme m’a sauté à la gueule. Ensuite, on n’a plus été que des collègues de bureau, sauf que notre boulot c’était de faire de la musique. Il a reformé New Order dans mon dos en 2011 et joue un best of de Joy Division et de New Order. Je trouve ça un peu minable.»
Sauf que Peter Hook, le «catholique» qui croit qu’il y a «quelque chose là-haut», danse lui aussi sur le cadavre de Ian Curtis. Avec son fils Jack, il tourne depuis 2010 dans le monde entier en interprétant in extenso les albums de Joy Division. «Je ne vis pas dans le passé, se justifie-t-il sans ciller. Déjà, je continue d’écrire de la musique. Ensuite, s’il n’y avait pas une demande de dingue, on ne jouerait pas ces vieux morceaux. C’est dérangeant, mais on est économiquement dépendants de notre passé, comme de vieilles et grasses rock stars qui se battent pour un héritage.»
Avant d’en arriver à ce point de non-retour artistique digne des Rolling Stones, Peter Hook, marié et divorcé deux fois, s’est épanoui à Salford, dans la banlieue de Manchester, où il vit encore aujourd’hui. «J’ai rêvé un moment de m’installer au soleil, à Los Angeles ou à Sydney, mais j’aime rentrer à la maison et Manchester est ma maison. Ma musique est née là-bas, ma famille est là-bas, mes amis sont là-bas…» Hook est le nom de son beau-père, qui a pris la suite d’un homme violent noyé dans l’alcool, une addiction que le musicien connaîtra lui-même dans les années 1990 et 2000. «Je croisais mon père dans la rue mais je ne suis jamais allé lui parler avant sa mort, survenue lorsque j’avais 11 ans. Je le regrette, maintenant que je suis le père de deux filles et d’un garçon. J’aurais aimé faire les choses différemment, mais ça aurait vraiment énervé ma mère.»
Peter Hook décrit une enfance «normale, la pauvreté middle class de base dans un paysage en noir et blanc», celui de la Manchester industrielle des années 70. Son beau-père répare des machines dans une fonderie de verre, sa mère gère le foyer. «Mes parents avaient des hauts et des bas, mais ça allait.» Seule originalité du tableau : un déménagement à Kingston, Jamaïque, en 1962. «Mon beau-père a été envoyé là-bas par sa boîte. Ça a été le débarquement de la couleur dans ma vie.» Pourtant, l’époque n’était pas simple. L’île, à peine indépendante, tentait d’en finir avec l’ultradomination postcoloniale des Blancs. «Ma mère avait le mal du pays et elle a fini par avoir ce qu’elle voulait : on est rentrés à Manchester.»
Peter Hook reprend là sa vie «qui ressemblait vraiment à Coronation Street», le soap- opéra qui rythme l’existence des Britanniques depuis 1960. Jusqu’en 1976 et un concert déclencheur des déjà sulfureux Sex Pistols. «J’avais vu Led Zeppelin quelques semaines plus tôt et c’était génial. Mais là, les Sex Pistols étaient teeeeeellement mauvais qu’on s’est dit qu’on pouvait le faire nous aussi ! J’étais jeune, mes hormones bouillonnaient… A cet âge-là, on cherche une façon de se satisfaire. Pour certains, c’est le sexe, moi, c’était la musique.» Joy Division ne durera que deux ans, interrompu dans son envol par le suicide de son chanteur, plombé par une épilepsie mal soignée et une vie sentimentale compliquée. Aujourd’hui, dans son livre comme en interview, Peter Hook dit se sentir «coupable certains jours. Mais on était si jeunes, si affamés… Même Ian [Curtis]. Surtout Ian ! Jamais il ne nous a dit "on arrête les gars, j’en peux plus. Laissez-moi souffler." Alors on a continué en fermant les yeux.» Jusqu’à la sortie de route.
«Mais il n’a jamais été question d’arrêter. Après l’enterrement, on s’est mis d’accord pour se retrouver le lundi suivant au local de répétition.» De cet acte courageux décidé par un groupe décapité, qui décrète qu’il lui faut avancer sans jamais regarder derrière, ne reste aujourd’hui qu’une légende affalée. Peter Hook l’assume bien volontiers, raconte qu’il ne joue pas seulement aujourd’hui pour «des vieux nostalgiques» mais aussi pour «des jeunes» qui ont découvert Joy Division et New Order à travers l’interminable relecture des années 80 et viennent goûter un frisson réchauffé. Bernard Sumner dit de Peter Hook qu’il a «ouvert les portes de l’enfer» en décidant de rompre leur promesse de ne plus jamais interpréter Joy Division sur scène.
Entre deux crachats, son vieux compagnon renvoie Sumner à ses propres incohérences. Peter Hook n’a pas non plus demandé à la veuve de Curtis son avis sur cette opération douteuse. «Je me sens bien aujourd’hui, dit Hook avec un regard appuyé. Je vote et je rends à Manchester ce qu’elle m’a donné en faisant bosser une vingtaine de personnes sur mes tournées et dans mon club», la Factory 251. «J’ai arrêté l’alcool et la drogue il y a huit ans et demi, pendant l’enregistrement du dernier album de New Order. J’avais touché le fond à l’époque, j’ai vraiment failli mourir. Jamais je n’aurais pensé jouer encore ma musique à mon âge, donc je profite.» Et d’ajouter : «J’ai même perdu 20 kilos de graisse inutile… Et vous savez quoi ? C’est ce salopard de Bernard qui les a récupérés !»
Peter Hook en 6 dates
1956 Naissance à Salford (Grande-Bretagne).
1976 Assiste à un concert des Sex Pistols et monte un groupe.
1979 Unknown Pleasures, premier album de Joy Division.
1980 Suicide de Ian Curtis, débuts de New Order.
2010 Peter Hook joue Unknown Pleasures à Manchester.
2013 Sortie du livre Unknown Pleasures, Joy Division vu de l’intérieur.
Photo Richard Dumas